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Profitez du confinement pour lire ce propos en remplaçant "tsunami" par Covid-19 Selon l'académicien Michel Serres, l'élan de compassion avec les victimes des tsunamis est historique.

 

" La mondialisation de la solidarité "

 

Le philosophe Michel Serres (1930-2019) membre de l'Académie française et professeur à la Stanford University de Californie interviewé par Alexis Lacroix [31 décembre 2004]

 

Alexis Lacroix – Quels premiers enseignements peut-on tirer de la catastrophe qui frappe l'Asie du Sud-Est ?

 

Michel SERRES. – Je souhaiterais éclairer pour vos lecteurs ce qu'il y a de radicalement nouveau dans cet événement, comme je le fais, pour d'autres phénomènes, dans mon dernier livre, Rameaux. En 1755, l'Europe a été traumatisée par le célèbre tremblement de terre de Lisbonne qui s'est accompagné d'une vague géante et de la destruction par l'incendie d'une ville entière. Face à cette catastrophe, deux types de réactions se sont manifestés.

 

Alexis Lacroix – En quoi consista le premier type de réaction ?

 

Michel SERRES. – Voltaire a écrit, dans Candide, des sottises admirables sur l'optimisme prêté à Leibniz ! L'optimisme a été littéralement descendu en flammes. Voltaire a disqualifié pour longtemps cette béatitude.

 

Alexis Lacroix – Et le deuxième type ?

 

Michel SERRES. – Simultanément, une grande part de la pensée des Lumières, saisie d'effroi face au tremblement de terre de Lisbonne, a posé les bases d'une idéologie scientiste inspirée par le «plus jamais ça !». On a confié à la science et à la technique le soin d'éloigner définitivement la menace de tels désastres. Donc, une forme nouvelle d'optimisme a paradoxalement pris naissance avec le trauma de Lisbonne : ce fut le scientisme, cette idéologie typiquement moderne qui voit dans les progrès scientifiques et techniques la meilleure garantie de sécurité pour l'humanité.

 

Alexis Lacroix – A l'évidence, on ne va pas vers ce type de réaction après le séisme du 26 décembre ?

 

Michel SERRES. – En effet, le séisme sous-marin d'Indonésie impose des conclusions qui prennent l'exact contre-pied de celles qu'on a tirées au XVIIIe siècle. Le désastre sud-asiatique ruine, d'abord, le scientisme. Depuis 1755, l'humanité a accompli, sur le plan scientifique, des avancées gigantesques. Nous avons appris à nous protéger d'un nombre croissant de menaces. Mais voilà que c'est de la science elle-même que surgit la preuve formelle de notre vulnérabilité. Grâce à la mathématique et à la géophysique, nous savons désormais qu'un tsunami n'est absolument pas prévisible. La théorie des plaques, en particulier, nous révèle l'imprédictibilité profonde du temps, du lieu et de l'intensité des tremblements de terre sous-marins. Ce qui s'écroule, c'est l'édifice d'une idéologie assignant à la science un rôle de prévision des catastrophes. Nous savons donc désormais que rien ne nous permet d'anticiper ces événements cataclysmiques ; on peut seulement alerter les populations quand ils surviennent. C'est la science elle-même qui nous force à rompre avec le scientisme né du XVIIIe siècle !

 

Alexis Lacroix – En quoi réside le deuxième bouleversement des idées issues des Lumières ?

 

Michel SERRES. – Il porte sur la condamnation féroce de l'optimisme. La catastrophe asiatique, qui a déjà fait à ce jour plus de 120.000 morts, est suivie dans un "direct" quasi permanent par les habitants de tous les continents. Grâce aux médias et aux NTIC (1), la plus gigantesque opération de sauvetage humain de l'histoire s'organise. Toutes les institutions humanitaires sont mobilisées. Les dons affluent des quatre coins du monde. Et la solidarité mondiale va faire un bond en avant extraordinaire. C'est dire qu'il n'y a plus lieu de railler l'optimisme comme le fit Voltaire.

 

Alexis Lacroix – Vous n'avez pas peur de jouer à votre tour les Pangloss ?

 

Michel SERRES. – Non, parce que ma réaction ne consiste absolument pas à suggérer, à l'instar du personnage de Pangloss dans le conte philosophique de Voltaire, que le tremblement de terre est inscrit dans le plan de Dieu ! Il s'agit simplement de reconnaître qu'en raison même de l'étendue de la catastrophe, un mouvement de sollicitude mondiale aussi considérable se déclenche. La mondialisation du sentiment de solidarité s'est produite quasi automatiquement. C'est un événement totalement inédit. L'ampleur de la solidarité va être aussi importante que celle du séisme L'optimisme cesse en conséquence d'apparaître comme ridicule et déplacé.

 

Alexis Lacroix – On sent votre jubilation. S'agit-il d'un nouveau "contrat naturel" ?

 

Michel SERRES. – Les êtres humains sentent bien désormais ce que veut dire «être embarqués», être ensemble sur un bateau qui fait un roulis infernal. J'en avais d'ailleurs eu l'impression sensible lors d'un précédent tremblement de terre, en 1989, en Californie. J'étais présent sur le campus de Stanford lors du séisme de Loma Prieta, de 7,2 sur l'échelle de Richter. Alors j'imagine aisément ce que doit être un tremblement de terre sous-marin de 8,9 sur l'échelle de Richter, sachant que l'échelle est exponentielle et que la déflagration sismique d'un tremblement de terre sous-marin produit une onde de choc dont l'amplitude est égale à la hauteur de l'eau. Avec le séisme asiatique, c'est peut-être la première fois que l'équipage se sent aussi directement solidaire du reste du bateau. L'idée d'humanité est mise en actes, sans référence préalable à une définition de l'homme universel. J'ai l'impression que la création d'une opinion publique mondiale, dont j'avais senti par exemple l'ébauche lors des manifestations contre les essais nucléaires français dans le Pacifique, en 1995, vient d'aboutir. C'est cela qui scelle pour le coup un "contrat naturel". A un niveau infrapolitique – celui de la mobilisation des sociétés –, on voit se mettre en place depuis cinq jours une sorte de pool de solidarité, qui rejoint par son étendue et sa vigueur l'importance du cataclysme qui l'a suscitée.

 

Alexis Lacroix – Par ce type de raisonnement, ne cédez-vous pas à la tentation de convertir un mal – la catastrophe consécutive aux tsunamis – en bien – l'avènement de la solidarité ?

 

Michel SERRES. – Je ne me livre pas à un raisonnement. Je ne parle pas en termes abstraits, justement ! Je dis qu'un événement désastreux pour des peuples parfois éloignés d'eux suscite la mobilisation instinctive et massive d'êtres humains de tous les continents. Personne n'aurait pensé, dans un monde en proie à une telle fragmentation identitaire, que l'humanité puisse bousculer aussi rapidement les barrières de civilisation. La singularité de ce qui vient de se produire consiste précisément dans la rencontre d'un phénomène naturel global et d'un phénomène humain global. Le caractère mondial du réflexe humain face à l'étendue quasi mondiale du désastre de l'océan Indien fonde justement ce que j'appelle un «contrat naturel ».

 

Alexis Lacroix – "L'équipage se sent solidaire du reste du bateau", affirmez-vous. Vous allez à l'encontre de nombreux commentaires qui soulignent, dans cette affaire, le «cynisme» des grandes puissances...

 

Michel SERRES. – Peut-être ont-ils raison d'insister sur les ambiguïtés ou les arrière-pensées éventuelles des grands Etats. Mais ceux qui accusent les dirigeants européens ou américains de mégoter sur l'aide financière oublient que, dans notre monde, l'essentiel ne se passe plus au niveau socio-politique et étatique : c'est l'élan de solidarité des opinions qui est déterminant. Et - deuxième erreur –, les théories sur la fracture Nord-Sud, qu'on voit resurgir aussi ces jours-ci, ne sont pas plus pertinentes. Tout un arsenal d'explications idéologiques est à la mer ! Lorsqu'un événement nouveau survient, de nombreux intellectuels repassent immanquablement leurs vieux disques ! Ils devraient relire A travers Tokyo en flammes, où Paul Claudel confie son effroi face au tremblement de terre qui a ravagé la capitale japonaise en y déclenchant d'immenses incendies. Ils comprendraient qu'à l'époque, Claudel a été le seul Occidental à pleurer avec les Japonais ! Ce n'est, à l'évidence, plus le cas aujourd'hui, avec les peuples suppliciés de l'Océan Indien. Il faut, je crois, s'en réjouir.

 

(1) Nouvelles technologies de l'information et de la communication

Tag(s) : #Société
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